Révolté par le surendettement et les désastres qu’il provoque dans la vie des individus, Jean-Louis Kiehl a fondé l’association Crésus, lauréate 2016 du prix des Héros de Notre Temps. Rencontre avec un homme combatif et déterminé.
C’est une recette populaire alsacienne, simple, roborative, économique. « Du fromage blanc, de l’ail, de la ciboulette et des pommes de terre. C’est bon, cela s’appelle Bibeleskäs. Quand j’étais enfant, les fins de mois étaient difficiles et nous en mangions souvent… Nous étions cinq. Mon père était ouvrier ajusteur et ma mère s’occupait du foyer », raconte Jean-Louis Kiehl, le président de Crésus, l’association nationale d’accompagnement des personnes surendettées, lauréate 2016 du prix des Héros de Notre Temps. « C’est un plat plein de calcium, cela vous fait grandir ! » glisse-t-il. Jean-Louis Kiehl a le sens du second degré. Attablé à la terrasse d’une brasserie strasbourgeoise, devant une savoureuse assiette de Bibeleskäs, il allume une nouvelle cigarette blonde. « C’est mon défaut, depuis l’adolescence… reconnaît-il, sourire résigné au coin de lèvres. Une façon d’évacuer la tension. Je ne m’énerve jamais, sauf contre moi. Parfois, je bouillonne intérieurement mais, en apparence, je garde mon calme. » Et des occasions de s’emporter, Jean-Louis Kiehl en a connu ! Car si Crésus, association aujourd’hui reconnue d’utilité publique, est une interlocutrice qui compte auprès des institutions, il n’en a pas toujours été ainsi.
L’aventure a commencé à l’échelle locale. Dans les années 1990, la crise économique en Allemagne et en Suisse laisse sur le carreau les travailleurs frontaliers. « Ils avaient contracté des prêts immobiliers à des taux élevés et n’arrivaient plus à rembourser. Il y avait des drames humains ! » J’ai convaincu une magistrate, Mme Beau, de créer l’association SOS Surendettement. Nous avons obtenu que les tribunaux suspendent les prêts pendant deux ans, le temps que les personnes retrouvent du travail et reprennent les remboursements, se souvient-il. Il y avait aussi des petits épargnants, dont pas mal de retraités, trompés par des banques qui les avaient poussés à investir dans des entreprises peu fiables du secteur de l’internet. Certains y avaient laissé toutes leurs économies… Révoltant ! »
D’ABORD CONVAINCRE LES BANQUES…
Jean-Louis Kiehl est alors salarié du groupe Mercedes, entreprise dans laquelle il a fait toute sa carrière : de son apprentissage en comptabilité, à 14 ans en Allemagne, à la retraite en 2010, en passant par douze années d’expatriation en Afrique de l’Ouest pour représenter la marque. Une carrière bien remplie, assortie d’un fort appétit à se former qui le pousse à s’inscrire à l’université à son retour en France en 1990, parallèlement à son travail. En faculté de droit, il grimpe toutes les marches, de la capacité au doctorat en droit des contentieux. Un solide bagage pour défendre les ménages qui frappent à la porte de SOS Surendettement.
Mais comment s’y prendre pour négocier auprès des banquiers avec les seules armes d’une petite association locale ? « J’allais dans les agences ; je rencontrais les directeurs qui me renvoyaient vers le siège, mais quand on me ferme la porte au nez, je rentre par la fenêtre », reconnaît-il. Parfois, l’évocation d’une publication d’un article dans la presse permettait de débloquer la situation… Pugnace, Jean-Louis Kiehl ne se prend pas pour un justicier. « Il ne s’agit pas de combattre la finance, mais de convaincre les acteurs de ce secteur qu’ils ont une responsabilité sociétale. Et qu’il y a une rationalité économique à éviter que les gens sombrent : lorsque l’on remet quelqu’un en selle, il rembourse sa dette, à condition de lui en laisser le temps. »
La décennie 2000-2010 est cruciale dans l’engagement de Jean-Louis Kiehl. Il passe à temps partiel et devient délégué du médiateur de la République pour l’Alsace. Pour l’association, c’est l’époque de la reconnaissance. SOS Surendettement change de nom et devient Chambre régionale du surendettement social (Crésus-Alsace), avant de devenir une fédération et d’essaimer dans tout l’Hexagone.
Aujourd’hui, la plupart des banques et des instituts de crédit sont en relation avec Crésus et lui envoient des clients en difficulté. « L’an dernier, nous avons fait économiser 150 millions d’euros aux banques : le montant des ardoises qu’elles auraient dû effacer si les dossiers étaient passés dans les commissions de surendettement. »
UNE PLATEFORME D’APPEL
En 2018, la fédération regroupe 30 antennes départementales, 117 points d’accueil et mobilise 600 bénévoles, tous retraités : anciens salariés des banques, magistrats, avocats ou juristes. Crésus est également agréé pour mener des actions d’éducation au crédit et à la gestion d’un budget en milieu scolaire.
À Strasbourg, une plateforme téléphonique nationale (03 90 22 11 34), animée par 24 jeunes professionnels de la finance, prend en charge les appels de personnes en difficulté.
À 66 ans, Jean-Louis Kiehl ne suit plus de dossiers individuels, mais travaille au développement de la fédération. Il sillonne la France pour promouvoir son action, rencontre des parlementaires, des patrons, fait antichambre dans les ministères et les institutions financières, débat sans cesse. Un rythme plus que soutenu pour le jeune retraité. « Je ne vais pas gaspiller ma bonne santé à me dorer au soleil. Je fais 70 heures par semaine, comme un Japonais… Mais dans la bonne humeur ! »
500 000 PERSONNES ACCOMPAGNÉES
Aux murs de son bureau, des posters de Corto Maltese, le célèbre marin baroudeur de BD. Sourire. « Corto, c’est l’aventure et la poésie, l’un de mes héros avec Albert Schweitzer, le médecin des pauvres en Afrique, un modèle d’humanisme pour moi ! » confie-t-il.
Jean-Louis Kiehl veille également à préserver son cocon familial – son épouse Josiane et leur fille Paola – de la pression de son engagement. « C’est fondamental ! Le week-end, nous allons au cinéma, à la piscine, au théâtre… » Notre homme des chiffres et des taux cultive aussi son jardin secret : la musique baroque. « Couperin, Rameau, Haendel, Bach, j’adore ! » Il joue du clavecin. « La musique m’aide à supporter mes moments de colère et d’indignation, lâche-t-il. Et ce qui m’indigne, c’est l’indifférence, le jugement moral porté sur les ménages surendettés, les effets collatéraux que subissent leurs enfants et le manque d’audace des pouvoirs publics pour imposer la mise en place du registre des crédits – qui permettrait de réduire le risque de surendettement mais aussi d’élargir l’accès au crédit à des populations solvables ayant un projet sérieux ! » Ce fichier, refusé jusqu’à présent par les banques, existe chez nos voisins. Grâce à lui les banquiers peuvent connaître l’ensemble des prêts contractés par une personne et lui refuser l’octroi du crédit de trop, celui qui la rendrait insolvable. «Résultat : 90 000 dossiers de surendettement en Allemagne et près de 200 000 en France !»
Depuis sa création, Crésus a accompagné 500 000 personnes. « Nous voulons éviter que les gens voient leur existence broyée à cause de problèmes financiers et leur donner les connaissances suffisantes pour se débrouiller : apprendre à gérer un budget, utiliser le crédit à bon escient, ne pas se faire piéger, savoir négocier, détaille Jean-Louis Kiehl.